Humanisme numérique - Faut-il contrefaire l'Internet chinois ?

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Auteurs : étudiants Master CEN (Rencontres crossmedias 2016)


Construire l’Internet européen est l’une des priorités de l’Union Européenne pour l’année 2016. Mais il est difficile de voir clair dans les plans du vieux continent, tant ils semblent suivre ceux des États-Unis. Faut-il rester sous l’égide de l’Oncle Sam ou emprunter la route de la soie ?

Contexte

Rien qu’en France, Internet représente 1,5 million d’emplois et 25% de la croissance globale du pays. Cette technologie est un moteur essentiel de l’économie et c’est sans compter les nombreux changements sociétaux qu’elle promet d’engendrer1. Fait notable, le projet de marché unique numérique porté par l’UE affiche pour volonté de supprimer “les obstacles qui entravent l’accès des citoyens aux biens et aux services en ligne, limitent l’horizon des entreprises et des start-ups du secteur de l’internet”2. L’Europe sait-elle pour autant à quel Internet se vouer ?

L’internet européen, un ersatz du modèle américain ?

Comme le souligne un parlementaire français dans un rapport remis à la commission des affaires européennes, “Aborder la question du numérique, c’est ouvrir une boîte de Pandore tant est vaste l’éventail des sujets couverts, qu’ils soient de nature culturelle, juridique, industrielle ou fiscale3. Pour preuve, en Europe 80% de la capitalisation3 boursière générée par le numérique est captée par des firmes américaines. Ce n’est d’ailleurs pas la seule chose qu’accapare notre voisin d’outre-Atlantique. L’INCANN, l’organisme en charge de l’attribution noms de domaine est toujours sous la juridiction du département du commerce américain. En conséquence, la majorité des requêtes européennes doivent passer par les États-Unis ou par des serveurs possédés par des entreprises américaines. La véritable priorité pour l’UE est donc d’avancer sur la question de son indépendance vis-à-vis des infrastructures et des firmes américaines.

Grandeur et décadence du modèle chinois

Après 2013 et les révélations de Richard Snowden sur les écoutes de la NSA4, la chancelière allemande Angela Merkel osait formuler une première proposition : copier le modèle chinois5. À première vue, l’idée est aussi surprenante qu’intéressante. La Chine est le pays qui compte le plus grand nombre d’internautes, soit 650 millions. Championnes du copycat6, les plateformes chinoises comme Baidu ou Tencent QQ, deux équivalents de Google et de Facebook, comptent parmi les 10 sites internet les plus visités en 20157 à l’échelle mondiale. Et le potentiel économique de l’internet chinois reste énorme, puisqu’à peine la moitié de la population a accès à cette technologie. Par comparaison, 83% des Français sont reliés à Internet. Si les acteurs chinois réussissent à attirer autant de visiteurs que les géants américains, c’est en partie grâce à la taille de leur marché intérieur, mais aussi grâce au “Great Firewall of China”.

Dès le début des années 2000, le pouvoir politique chinois investit pour développer ses propres infrastructures réseau. La technologie utilisée est la même que partout ailleurs, et la seule différence est ce “Great Firewall”8. C’est une véritable frontière entre l’Internet chinois et le reste du réseau mondial. Pour bloquer les IP, filtrer les DNS et les URL, l’État chinois a pris possession des FAI (Fournisseurs d’accès à internet) par lesquels passent toutes les requêtes. En construisant ce mur numérique, l’État a donné l’opportunité aux entreprises chinoises de ne pas souffrir de la supériorité américaine et de se développer plus rapidement que les entreprises européennes du même secteur.

Souveraineté vs. liberté

Officiellement mis en place pour permettre l’avènement de l’internet grand public, ce “bouclier d’or”9, comme il est appelé par les officiels Chinois, est aussi un puissant instrument de censure. Si le gouvernement chinois considère Internet comme “une cristallisation de la sagesse humaine10 à laquelle chacun doit avoir accès, sa position est claire: “Sur le territoire chinois, Internet est sous la juridiction de la souveraineté chinoise. La souveraineté de l’internet chinois doit être respectée et protégée”10. C’est précisément pour cette raison que la Chine est vue comme un ennemi d’Internet par bon nombre d’observateurs tel que Robert D.Atkinson11, président fondateur de l’influente Information Technology and Innovation Foundation. Car au-delà des considérations économiques, la préservation des droits et des libertés sur internet est la préoccupation majeure des internautes chinois et européens12.

Conclusion

Sur ce point, ni le modèle de l’Internet européen actuel, soumis à l’hégémonie américaine, ni le modèle chinois ne semblent être des modèles propres à garantir les principes de liberté et de neutralité du web. Sans doute, l’Europe gagnerait-elle à investir pleinement dans la conception de son propre modèle. C’est ce que tentent actuellement les BRICS (acronyme utilisé pour désigner les ex-pays émergents que sont le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud), qui au-delà de se doter de leurs propres infrastructures, plaident pour une gouvernance mondiale du web, capable d’aider les pouvoirs publics à trouver le juste milieu entre souveraineté numérique et liberté. Alors seulement, peut-être, la vieille Europe aura réussi sa révolution numérique.


  1. Pierre Levy, L’intelligence collective – 2014 – France Culture.
  2. L’agenda numérique européen – 2015 – touteleurope.eu.
  3. Rapport d’information déposé par la Commission des Affaires Européennes sur la stratégie numérique de l’Union Européenne et présenté par M. Hervé GAYMARD et Mme Axelle LEMAIRE, Députés –  8 octobre 2013.
  4. Révélation d’Edward Snowden – 8 février 2016 – wikipedia.org.
  5. Interview Angela Merkel sur l’internet européen – 15 février 2014 – bundeskanzlerin.de
  6. Why China’s Web Copycats Succeed – 19 août 2010 – forbes.com
  7. Chiffres Internet –  5 janvier 2015 – Blog Du Modérateur. » Blog Du Modérateur.
  8. Behind the Great Firewall of China – Michael Anti  – 2012 – ted.com
  9. Grand Firewall de Chine
  10. China defends internet censorship – 8 juin 2010 – Michael Bristow.
  11. China’s Dangerous Digital Agenda – 23 février 2015 – Robert D. Atkinson et Paul Hofheinz – project-syndicate.org
  12. La Quadrature Du Net. Lettre Aux Euro-députés : Neutralité Du Net, êtes-vous Prêts à Vous Trahir ? – 26 Octobre 2015.