La notion d’innovation, notamment dans le champ du numérique peut recouvrir des dimensions et formes très différentes. Dans les champs de la recherche académique en particulier, elle peut consister à développer un nouveau modèle ou une nouvelle théorie. Dans le monde industriel, elle peut consister simplement à développer une application dans un format nouveau sans nécessairement de développement technologique innovant (ou souvent, en y intégrant une solution extérieure innovante d’une façon originale dans un nouveau champ d’application). Elle peut consister à agréger des solutions innovantes disponibles sur le marché dans une architecture originale (rappelons que Apple à racheté plus de 130 brevets pour concevoir l’Iphone). Elle peut enfin consister à développer une technologie matérielle originale avec des travaux de recherche et développement sur des champs spécifiques, informatique, électrique, mécanique, optique… L’innovation résulte aussi de la combinaison de toutes ses approches à des niveaux divers. Plus la part d’innovation est importante dans l’ingénierie et les champs technologiques, plus les moyens à déployer sont importants pour toutes les phases de développement, d’industrialisation, de commercialisation, plus les temps de développement sont long avec des phases de prototypage, les stratégies et moyens à déployer sont complexes et importants pour la mise sur le marché, mais aussi plus les retours commerciaux espérés pourront être prometteurs aussi.
Aujourd’hui, les avancées scientifiques s’accélèrent et fusionnent. Le futur des technologies numériques appartiendra à la sphère des NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Intelligence artificielle et sciences cognitives). Elles fusionnent donc avec d’autres champs scientifiques comme la génétique et les biotechnologiques. Les technologies numériques sont au cœur du développement de nos futures humanités. Elles portent de profonds changements en perspective sur tous les plans de nos modèles sociétaux et économiques. Les fournisseurs de technologies promettent un monde modélisé, virtualisé et interconnecté ou tout est en permanence, en tout lieu, repéré, identifié, stocké, partagé, jusqu’aux données potentiellement les plus personnelles et autres mesures physiologiques. Ils dessinent le futur d’un homme « augmenté » et « hybride », qui font ressurgir le fantasme transhumaniste de l’homme-cyborg, jusqu’aux projections « post-humanistes » qui prédisent la disparition de l’espèce humaine au profit des machines devenues plus intelligentes et performantes.
Ces multiples avancées technologiques soulèvent de multiples questions éthiques qu’il est primordial d’identifier et d’analyser afin de fixer un cadre et une politique de développement qui soit porteurs de progrès pour l’humanité, qui place l’humain et nos valeurs humanistes au cœur de ce futur monde numérique. Ce qui suppose de mettre en perspective ces tendances et la philosophie transhumaniste au regard de nos valeurs et modèles de sociétés humanistes qui ont forgé nos humanités au fil de l’histoire. Qu’elles sont les fondements des valeurs humanistes ?
Le mouvement humaniste considère que l’Homme est en possession de capacités intellectuelles potentiellement illimitées, et donc que le savoir et la maîtrise des diverses disciplines sont nécessaires pour l’exercice de ces facultés. Il prône la vulgarisation de tous les savoirs, notamment religieux, dont la spiritualité́ doit être accessible à toute personne, quelles que soient ses origines ou sa langue.
L’encyclopédie Larousse définie l’humanisme comme étant « toute philosophie de la vie humaine qui, prenant l’homme et ce qui le concerne comme le centre, la mesure et la fin supérieure de toutes choses, s’applique avec ferveur à connaitre et à expliquer toujours plus largement la nature humaine dans ce qu’elle a d’universel et de permanent, à favoriser, dans un souci perpétuel de renouveau fondé sur la tradition, son plus harmonieux épanouissement, à défendre, enfin, au besoin, toutes les valeurs humaines là où elles peuvent se trouver, de quelque manière, menacées ».(*)
L’humanisme prône des valeurs fondamentales telles que le savoir et le gout des idées, la foi en l’homme (valorisation de la nature humaine et volonté́ de rendre l’humanité́ meilleure), l’éducation (pédagogie fondée sur la diversification des enseignements, la promotion de valeurs telles que la sagesse), la réflexion politique (Volonté́ pacifique et de valoriser une société́ idéale), ou encore, les débats religieux et le renouveau spirituel.
Les notions de liberté ou libre arbitre, de tolérance, d’indépendance, d’ouverture et de curiosité sont associées à la théorie humaniste classique. L’humanisme pratique ou moral visait à s’imposer pour tout être humain, des devoirs et des interdits éthiques : ne pas tuer, ne pas torturer, ne pas opprimer, ne pas asservir, ne pas violer, ne pas voler, ne pas humilier… Il est fondé sur le respect de droits fondamentaux de l’être-humain et la justice. Beaucoup de philosophies sensibles à l’éthique mettent l’accent sur la dignité et la valeur de tous les individus, sur la capacité de déterminer le bien et le mal en valorisant des qualités humaines universelles, en particulier la notion de rationalité. Cette quête de la vérité et de la moralité s’exerce avec des moyens humains, en particulier les sciences au service de l’humanité.
Le mouvement humanisme revêt des courants et réappropriation différentes, en fonction des époques aussi.
A partir du 19ème siècle avec l’industrialisation et la politisation de la vie publique, le mouvement humaniste oppose plutôt l’individu, à des systèmes ou à des régimes (politiques, économiques, sociaux).
Un courant humaniste en émergence depuis les années 69 est désigné sous l’appellation d’« humanisme environnemental », ou d’« écologie humaniste », développant une philosophie de l’évolution.
Les valeurs humanistes ont aussi été critiquées par certains philosophes ou sociologues. Sur le plan éthique le philosophe Pierre-André Taguieff considère qu’elles déresponsabilisent l’être humain et encourage des pratiques douteuses comme l’eugénisme (**), et dans certains cas peut attribuer à l’Homme le droit de s’approprier la nature pour une exploitation sans limite. L’humanisme a aussi été accusé de promouvoir une vision universaliste de l’Homme reflétant excessivement un système de valeurs spécifique à la civilisation occidentale, propre à légitimer l’impérialisme, puisque les valeurs humanistes n’ont pas été un frein à des pratiques portant atteinte aux droits fondamentaux humains telles que l’esclavage, l’extermination des Indiens d’Amérique, l’assouvissement de peuples avec la colonisation de territoires.
Dans les années 1970, un mouvement antihumanisme s’est développé (position philosophique présente dans le marxisme, la psychanalyse et le structuralisme, considérant que l’idée de nature humaine est une illusion idéologique), et elle a donné naissance au concept de « post-humain ». Selon Jean-Paul Baquiast, « on peut penser que le posthumanisme poursuivra les mêmes buts que l’humanisme actuel, mais avec un référentiel de valeurs qui devra être adapté, car les obstacles à surmonter et les buts à atteindre auront eux-aussi changé » (***). Il précise que si « le premier humanisme a été l’affirmation de l’individu arraché à ses chaines d’appartenances sociales et religieuses, l’humanisme de demain sera peut-être celui de l’ouverture aux réseaux d’échanges et aux chaînes de solidarité, ainsi qu’une plus grande communion avec ce qui n’est pas humain au sein de la nature comme, un jour peut-être, au sein du monde de l’artificiel.
Hervé Fisher rejette le « fantasme du posthumanisme » et sa fascination pour l’intelligence artificielle dans lesquels il ne voit qu’« un antihumanisme de plus », il préfère parler d’« hyperhumanisme » : « L’hyperhumanisme, ce pourrait être aussi ce renforcement de notre conscience et de notre volonté de choisir notre avenir, de donner un sens humain à l’Univers en assumant les risques de la technoscience, les risques de notre liberté nouvelle, et en construisant une éthique collective capable d’assurer notre sécurité et notre progrès sur la base non plus de la lutte entre les individus et les peuples, mais de la solidarité (des liens) entre les hommes et d’un sens plus élevé de nos responsabilités » (****).
Au sein de son ouvrage « Pour un humanisme numérique », MiladDoueihi cite Claude Lévi-Strauss qui distinguait dans l’histoire trois humanismes successifs en Occident: « l’humanisme aristocratique de la Renaissance, ancré dans la découverte des textes de l’Antiquité classique ; l’humanisme bourgeois de l’exotisme, associé à la découverte des cultures de l’Orient et de l’Extrême-Orient ; enfin, l’humanisme démocratique du xxe siècle, celui de l’anthropologue, qui fait appel à la totalité des activités des sociétés humaines. ». Il note qu’a chaque fois l’émergence de ces 3 humanismes sont liés à de nouvelles découvertes, une évolution politique, mais aussi à une évolution des rapports au document culturel, des techniques de médiation et de communication, qui modifient les rapports avec la collectivité, et engendre une nouvelle éthique capable d’influencer les actions et comportements. Il analyse certaines mutations de nos repères qui contribuent à l’émergence d’un « quatrième humanisme numérique». Il analyse notamment l’émergence d une nouvelle sociabilité numérique avec le développement des réseaux sociaux « ce statut de figure et de métaphore […] afin de mieux saisir les dimensions culturelles mises en jeu par l’amitié numérique » (p58). l’évolution des rapports entre le savoir et le pouvoir avec le développement d’une économie de l’abondance de supports d’information et de communication, il interroge la question de l’imaginaire numérique et des nouveaux rapports à la mémoire, à l’Histoire (mémoire collective) et à l’identité (mémoire individuelle), il étudie aussi les nouveaux modèles de gestion de l’information, ou encore, il fait le constat que la culture numérique a été portée par la culture occidentale mais influence la planète entière, par conséquent « Comment, dans ce contexte, imaginer l’évolution de l’environnement numérique dans une autre perspective, selon des chemins qui ne seront plus exclusivement ceux de l’Occident, de ses concepts et de ses catégories ? » (p. 39).
Le développement des technologies numériques et les avancées scientifiques ont engendré de profondes mutations sociétales, culturelles et économiques, avec de nouveaux rapports au savoir, à la culture, au pouvoir, à la démocratie et à l’espace publique, à l’espace-temps dans nos façons de communiquer et d’organiser nos activités. Elles voient l’émergence de nouvelles formes de liens sociaux, de rapport au corps, avec de nouveaux concepts tels que ceux de l’hydridation, de la virtualisation, de la modélisation et robotisation. Il faut donc interroger et analyser toutes ses mutations pour comprendre comment ces modèles et valeurs humanistes se sont transformés aujourd’hui ? Et comment les valoriser dans ce nouveau contexte avec ces nouvelles perspectives avec quelles politiques ? Quelles sont les divergences, les convergences et les incompatibilités entre humanisme et transhumanisme ? Un nouveau modèle n’est t-il pas à envisager comme celui de l’hyper-humanisme proposé par Hervé Fisher, prenant en compte aussi les nécessités de construire un modèle développement social durable et inscrit dans les problématiques environnementales actuelles.
(*) Encyclopédie Larousse.
(**) Pierre-André Taguieff ,« La philosophie dans le laboratoire », Le Monde, 15 juin 2007.
(***) Hervé Fisher, « L’hyperhumanisme contre le posthumanisme », L’Argument, vol. 6 no. 2 Printemps-été 2004.
(****) Jean-Paul Baquiast, Ce monde qui vient: sciences, matérialisme et posthumanisme au XXIe siècle, L’Harmattan, 2014.
(*****) MiladDoueihi, Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011.